Le musée Thomas Henry de la Ville de Cherbourg-en-Cotentin accueille « ArchéoCotentin : la conquête d’une presqu’île - 300 000 à 30 avant notre ère ». Entretien avec Cyril Marcigny (Inrap), spécialiste de l'âge du Bronze et l'un des deux commissaires scientifiques de cette exposition labellisée « L’Inrap a 20 ans ! ». 

Dernière modification
21 décembre 2022

Quel est le sujet de l’exposition présentée au Musée Thomas Henry de Cherbourg ?

Cyril Marcigny : Le musée Thomas Henry de Cherbourg-en-Cotentin propose un cycle de deux expositions, étendu sur deux ans (2022-2024), qui raconte l’histoire du Cotentin à travers les vingt dernières années de fouilles dans la Manche. Le Cotentin historique va quasiment jusqu’à Avranches et comprend une bonne partie du département de la Manche. La première exposition, présentée actuellement, couvre la Préhistoire et la Protohistoire jusqu’au tout début de l’Antiquité. La deuxième couvrira les époques de l’Antiquité jusqu'à la fin du Moyen Âge. Pour cette première exposition, nous sommes deux commissaires, Dominique Cliquet, archéologue au SRA et spécialiste de toute la période Paléolithique, et moi, spécialiste de la Protohistoire, du Néolithique jusqu’à l’âge du Fer. D’autres collègues de l’Inrap ont contribué à l’exposition, dont François Charraud qui a travaillé sur le Néolithique et Anthony Lefort sur l’âge du Fer. Au début de l’exposition, nous donnons une place importante à l’archéologie et à ses méthodes, avec différents focus sur le Cotentin en lien avec l’environnement, la géomorphologie, la palynologie, les ressources minérales, etc.

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Méthodes de l'archéologie.

© Noémie Cagniart/ Ville de Cherbourg-en-Cotentin

Les fouilles récentes ont-elles renouvelé l’histoire du Cotentin ?

C. M. : L’exposition permet de dresser un bilan des fouilles récentes, comme la fouille programmée du Rozel pour le Paléolithique. C’est un site exceptionnel, une dune fossile qui domine l’actuelle plage du Rozel, où Dominique Cliquet a exhumé des centaines de traces de pas, qui montrent de quelle manière un groupe de Néanderthaliens, du nourrisson à l’adulte, stationnait et déambulait. L’exposition présente des moulages de ces traces et de foyers paléolithiques fouillés à Saint-Germain-des-Vaux, et dans d’autres communes de la Manche. Un film coréalisé avec La Brèche- Pôle national Cirque de Normandie montre même des danseurs exécutant des danses diverses afin d’étudier leurs traces de pas dans l’argile, une manière d’associer l’art contemporain et l’archéologie.

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Traces de pas au Rozel (fouille Dominique Cliquet, SRA).

© Cyril Marcigny, Inrap 


Concernant le Néolithique, l’exposition présente des fouilles dont certaines sont déjà anciennes comme celle du mégalithe de Vierville, ou d’autres très récentes comme le dépôt découvert dans la commune des Pieux, qui a livré une hache en jadéite et une perle en variscite. Ces objets viennent de fort loin et ils démontrent que le département de la Manche n’était pas isolé au Néolithique, qu’il faisait déjà partie du grand réseau d’échanges qui s’est mis en place dans toute l’Europe au Ve millénaire.

Le département de la Manche a-t-il une spécificité au Néolithique ?

C. M. : Le département de la Manche est intéressant car il illustre un processus de néolithisation relativement tardif en Europe. Une première partie du département de la Manche s’est néolithisée au cours du Ve millénaire et la pointe de La Hague à la fin du Ve millénaire. C’est un processus lent, analogue à ce que l’on observe en Angleterre ou aux Pays Bas, et dans toutes ces régions du nord de l’Europe, où le Néolithique ancien est très peu représenté. Dans le département de la Manche, on peut justement étudier l’avancée de ce Néolithique ancien et les fouilles préventives ont apporté de nombreux résultats ces dernières années, avec de l’habitat de la culture Villeneuve-Saint-Germain dans le sud de la Manche et des habitats plutôt de la culture Cerny ou Castellic dans le nord de la Manche. Ce sont des vagues de néolithisation que l’on arrive à bien distinguer dans ce département. L’autre intérêt de ce département est d’être connecté avec les îles anglo-normandes où un autre type de Néolithique se développe. La relation entre le continent et ces îles qu’il fallait rejoindre, en tout cas pour l’une d’entre elles – Guernesey – par bateau, est un autre sujet de recherche dans la Manche.

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Vue de l'exposition, section Néolithique.

© Noémie Cagniart/ Ville de Cherbourg-en-Cotentin

 

De quelle façon, l’âge du Bronze (2300-800 avant J.-C.) se démarque-t-il dans le Cotentin par rapport aux périodes antérieures ?

C. M. : La phase de transition entre le Néolithique et l’âge du Bronze est illustrée par le Campaniforme, une culture qui est très bien représentée dans la Manche et qui accompagne la première métallurgie au début de l’âge du Bronze ancien. L’exposition montre l’avènement des élites de cette période et la création des parcellaires pendant tout l’âge du Bronze ancien, entre 2100 et 1800 avant notre ère. Nous présentons la tombe d’un prince fouillée à Beaumont-Hague. C’est une tombe sous tumulus avec beaucoup de matériel en lien avec les élites de l’âge du Bronze ancien, les « petits princes » du Cotentin : des pointes de flèches du type armoricain et des poignards. Ce sont des sociétés qui veulent se montrer comme guerrières mais on n’a pas identifié pour autant de traces de violence à cette époque. Cette tombe nous permet de tirer un fil historique et de montrer comment ces populations sont arrivées et ont pris en main relativement soudainement le territoire. Si nous voyons bien cette transition, on ne connaîtra sans doute jamais la provenance de ces populations, faute d’analyse d’ADN, car l’os ne s’est pas conservé dans les sols acides de la Manche. Ces aristocrates sont d’abord très visibles dans le paysage et disparaissent au cours de l’âge du Bronze moyen, pour laisser place à des fermiers, et à une myriade d’établissements agricoles. C’est le «boom » agricole du Bronze moyen (1600 à 1350 avant J.-C.) qui se traduit par une disparition des élites et par un renforcement des liens économiques entre les différentes régions de l’Europe.

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Fouille d'un dépôt de haches du Bronze moyen, directement sous le labour, Gatteville-le-Phare  (Fouille C. Marcigny, Inrap).

© Cyril Marcigny, Inrap

Que montrez-vous de ces sociétés de l’âge du Bronze ?

C. M. : La section de l’âge du Bronze s’organise en deux parties : l’une présente des céramiques découvertes lors de fouilles à Lingreville ou sur l’île Tatihou, qui sont les mêmes que celles que l’on trouve en Angleterre, l’autre, plus importante, présente des dépôts d’objets en bronze, car le département de la Manche est l’un des départements les plus riches au niveau national en dépôts de l’âge du Bronze et du premier âge du Fer. Nous présentons les premières traces de métallurgie dans le département de la Manche, comme des haches plates en cuivre, des hallebardes ou des lunules en or trouvées dans la région de Cherbourg-en-Cotentin. Les lunules sont des objets de parure élaborés dans une feuille d’or en forme de croissant et décorés de motifs géométriques réalisés par incision. Ce sont des plaques que l’on met autour du cou, comme un torque très aplati. Les lunules sont bien connues en Irlande et celles qui ont été trouvées dans le département de la Manche témoignent, comme les hallebardes, d’échanges d’objets métalliques avec les îles Britanniques lors de l’apparition de la métallurgie. Celles que nous montrons sont des copies qui ont été réalisées au XIXe siècle, mais elles étaient en or à l’origine. Elles ont été fondues par un bijoutier après leur découverte, mais avant de les fondre, plusieurs copies en carton ont été réalisées avec des traces de décors sur le devant et toute leur histoire racontée au dos. Ce sont des objets très intéressants à voir.

Nous présentons également quelques dépôts, dont le dépôt d’Auvers qui n’avait jamais été réuni pour l’instant ni présenté. C’est un dépôt de l’âge du Bronze final, d’une centaine de pièces. Il a été fouillé en 1943 par un soldat de la Wehrmacht qui l’a ramené en Allemagne, après quoi les objets ont été dispersés entre un musée en Allemagne, le musée d'Archéologie nationales et le SRA. Ce dépôt est enfin présenté au public dans son intégralité. Nous exposons également quelques objets rares, comme des moules de hache à douille du premier âge du Fer. Nous proposons aussi une visite en réalité virtuelle d’une maison de l’âge du bronze, un projet développé dans le cadre du PCR HABATA dans le nord de la France, qui a été conduit par un collègue de l’Inrap, Yann Lorin, et une collègue du Pas de Calais, Emmanuelle Leroy-Langelin. Cette maison a beaucoup de succès.
 

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Moules de hache à douille du premier âge du Fer.

© Noémie Cagniart/ Ville de Cherbourg-en-Cotentin

 

La transition entre l’âge du Bronze et l’âge du Fer est-elle aussi marquée ?

C. M. : Le premier âge du Fer est peu représenté dans l’exposition, parce qu’il y a peu de sites. Il y a néanmoins une structure extrêmement intéressante dans La Hague, le Hague-Dick, qui est un rempart délimitant une chefferie, un petit territoire. C’est un rempart qui fait près de 2 km de long et plus de 8 mètres de haut aux endroits où il est bien conservé, avec un énorme fossé devant. Il ferme toute la péninsule de la Hague. Il en existe beaucoup de ce type en Angleterre et au Pays de Galle par exemple. C’est un élément majeur du paysage local, qui a longtemps été daté de l’époque Viking, mais qui a été redaté au Carbone 14 au début des années 2000 et replacé dans la transition entre l’âge du Bronze et l’âge du Fer, entre – 1000 et – 800.
Le second âge du Fer est beaucoup mieux représenté dans l’exposition. Nous présentons par exemple la tombe d’Orval qui a été fouillée par Hubert Lepaumier, de l’Inrap. C’est une tombe à char richement dotée, présentant des parures qui associent du corail et des pâtes de verre, une bague en or, et de nombreux objets témoignant du statut important du défunt qui ont été récemment restaurés.

Un autre site présenté très en détail dans l’exposition est celui d’Urville-Nacqueville, qui a été fouillé par Anthony Lefort (Inrap). Il est situé sur l’Estran, près de Cherbourg-en-Cotentin, et il a livré des objets remarquablement bien conservés grâce au milieu humide : objets travaillés sur place à partir de lignite importé d’Angleterre, urnes funéraires, monnaies, restes de consommation de cétacés marins... Des films réalisés par Court-jus Productions (David Geoffroy), permettent d’aller plus loin. Ce site est intéressant aussi parce qu’il témoigne des relations commerciales importantes avec l’Angleterre. Ces relations existent dès l’âge du Bronze où l’on observe les mêmes productions céramiques de part et d’autre de la Manche, par exemple dans le Wessex et en Normandie. Ces populations devaient échanger régulièrement, surtout à partir de 1500 avant notre ère, époque où l’on voit apparaître des bateaux comme ceux qui ont été fouillés à Douvres ou à North Ferriby. Cette relation avec l’Angleterre et le rôle de la mer sont un des fils de l’exposition.

Le musée Thomas Henry de Cherbourg-en-Cotentin présente-t-il des collections archéologiques ?

C. M. : Le musée Thomas Henry de Cherbourg-en Cotentin est un musée d'art, qui n’a pas de collection archéologique. Par contre, la Ville est dotée d’un autre musée, le Muséum Emmanuel Liais qui présente d’importantes collections archéologiques. Il a été créé au XIXe siècle, à une époque d’intense trafic maritime, et alimenté par des collections locales et des pièces que des amateurs ramenaient de leurs voyages lointains, des objets égyptiens, précolombiens… Avec Emmanuel Ghesquière et François Charraud (Inrap), nous avons participé au chantier des collections du Muséum au début des années 2000. Ce n’étaient que des collections inédites, quasiment inconnues ou que l’on pensait être perdues : des sacs de silex ramassés en surface, des dépôts de l’âge du Bronze et toute la série du site d’Urville-Nacqueville, qui est très importante. C’est un très beau musée, qui est malheureusement fermé pour d'importants travaux de rénovation. Les Cherbourgeois sont très amoureux de leur Muséum. Comme ils ne voient plus ces collections depuis maintenant plusieurs années, ils sont donc très contents de revoir celles qui ont été intégrées à l’exposition.

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