À l’occasion de l’exposition « Retour à la poussière » de l’artiste Marguerite Bornhauser, présentée au musée départemental Arles antique (MDAA), dans le cadre des Rencontres d’Arles et de la saison Antiquité de l’Inrap, Marie-Pierre Rothé (responsable d’opération - MDAA) et Julien Boislève (toichographologue - Inrap) reviennent sur la fouille de la maison de la Harpiste. Cette dernière a révélé un exceptionnel décor peint et profondément renouvelé la compréhension de l’urbanisation d’Arelate.

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07 juillet 2023

Quand a été découvert le site de la Verrerie ?

Marie-Pierre Rothé : Le site a été fouillé dans les années 1980. Des maisons et des mosaïques des années 200 apr. J.-C. ont alors été mises au jour. Le potentiel de fouilles était énorme, mais l’équipe du musée a été appelée pour la fouille du Cirque notamment, de sorte que le terrain n’a pas été remblayé. Trente ans plus tard, il était envahi par la végétation. La ville a donc décidé de mettre en place un chantier d’insertion pour le débroussailler et le remblayer, qui a généré une surveillance archéologique placée sous ma responsabilité avec l’appui d’Alain Genot, également archéologue au musée départemental Arles antique. Par ailleurs, le service régional de l’archéologie a prescrit des sondages archéologiques pour étudier la stratigraphie du site et mieux comprendre les niveaux d’occupation antérieurs aux années 200 apr. J.-C.

En 2013, en fouillant une tranchée, nous avons observé un mur en coupe, resté en élévation sur un mètre de hauteur, qui présentait des peintures très bien conservées sur un mètre de hauteur. Le remblai, visible en coupe, paraissait vierge de tout matériel datant et la seule indication chronologique pouvait être fournie par la peinture. Nous avons envoyé les photos à Julien Boislève, spécialiste des enduits peints à l’Inrap, qui a expertisé ces peintures.

De quand datent ces enduits peints ? Comment les caractérisez-vous ?

Julien Boislève : Ces peintures sont datées des années 70-50 av. J.-C., ce qui correspond à ce que l’on nomme, d’après des classements du XIXe siècle, le deuxième style pompéien. Il existe quatre grands styles pompéiens en lien avec des modes successifs de décoration. Ce deuxième style pompéien s’est étendu des années 80 à 20 av. J.-C. et s’est diffusé dans l’empire à la faveur des conquêtes. En France, cette extension s’est limitée au sud du pays, à une époque où la peinture exigeait des moyens importants et était réservée à une élite. Ce style est d’inspiration architecturale : on réalise en peinture, grâce au jeu des couleurs et à des effets d’éclairage qui apportent le relief, l’imitation d’une riche architecture. On trouve ce type de décor dans quelques sites importants de la Gaule, à Glanum (Saint-Rémy-de-Provence) par exemple, mais la principale nouveauté de la fouille du site de La Verrerie est d’avoir livré une pièce d’apparat axée sur un atrium, avec la présence de figurations de grande taille, des mégalographies, qui correspondent à une toute petite branche du deuxième style pompéien.

Ces décors, rares en Italie, étaient jusqu’alors inconnus en Gaule. L’hypothèse qui prévalait jusqu’à cette découverte était que les peintres qualifiés demeuraient à Rome ou dans les cités de la région vésuvienne alors que les artisans moins qualifiés essaimaient en Gaule et dans les provinces, pour profiter de nouveaux marchés. La preuve est faite désormais que l’on a aussi de grands décors figurés en Gaule. Une autre nouveauté, liée à ce repérage chronologique, est l’indication de la présence d’une maison de la fin de l’époque républicaine ( Ier siècle av. J.-C.) dans un quartier où l’on pensait que la ville ne s’était pas développée aussi tôt. Jusque-là, on estimait que la ville s’était développée d’abord sur la rive gauche, puis avait gagné le quartier Trinquetaille.

De quelle façon la fouille de la maison de la Harpiste modifie-t-elle l’approche de l’histoire de la ville ?

Marie-Pierre Rothé : La ville protohistorique s’est développée au VIe siècle av. J.-C. sur la rive gauche. Ensuite, en raison de sa position avantageuse au débouché du Rhône et sur un monticule rocheux, elle devient un comptoir grec. Dès les IIIe-IIe av. J.-C., Arles est stratégique pour les Italiens. Les études de mobilier céramique montrent qu’elle jouait un rôle commercial majeur. Nous savons aussi qu’Arles s’est développée avant la création de la colonie en 46 av. J.-C., puisque César fait appel à ses services pour construire des bateaux dans le conflit qui l’oppose à Pompée à Marseille. Arles était perçue comme une alliée et avait déjà une renommée en matière de batellerie. Il y avait donc probablement des négociants italiens installés à Arles, mais jusqu’à présent on n’en avait pas la preuve matérielle et nous partions du présupposé que la rive droite s’était développée à partir de la grande urbanisation augustéenne, dans les années 30 av. J.-C., quand ont été créés le forum et le théâtre avec l’effigie d’Auguste au centre du mur de scène et que s’est mis en place le réseau viaire. Avec la datation stylistique que fournissait Julien, cela faisait deux arguments pour réaliser une fouille : sur le plan de l’histoire de la ville et de la romanisation, cette datation changeait notre compréhension du développement de la rive droite et de la ville en général et nous avions des peintures de deuxième style pompéien, très bien conservées, dont le musée manquait.

Comment expliquez-vous la présence d’une maison romaine aussi luxueuse à une date aussi haute ?

Marie-Pierre Rothé : Une étude céramologique a été faite par Sébastien Barberan de l’Inrap qui a pu déterminer la datation de cette maison : entre 70 et 50 av. J.-C. Nous avons maintenant la preuve absolue de la présence d’Italiens à Arles à cette période, car cette maison a toutes les caractéristiques de la maison romaine, à une époque où les modes de construction qui sont adoptés ici ne sont pas encore diffusés dans le reste de la Gaule. Autant, on trouve des peintures de deuxième style pompéien sur plusieurs sites dans le sud de la France, autant l’association de ces peintures avec des murs en opus caementicium (maçonnerie faite de mortier et de pierres de toutes sortes et qui a l’aspect du béton) est plus étonnante à cette période précoce. Jusqu’à présent cette technique de construction, inventée en Italie, ne se développe en Gaule qu’à partir des années 30 av. J.-C., tout comme le sol en opus spicatum (petites briquettes disposées en épi), notamment dans les espaces thermaux. Ce sol prenait place au-dessus de la galerie de l’atrium, et un sol en béton de tuileau à décoration de petites tesselles, au-dessus d’une autre pièce. Un autre sol en béton incrusté de plusieurs roches colorées présente un motif unique, des croisettes placées dans l’axe du décor peint.

Enfin, un autre sol en béton plus atypique, dans la salle de réception, présente ces mêmes éclats de pierre, ainsi qu’un décor peint à fresque en son centre : un motif géométrique crénelé représentant une tour. Nous ne connaissions pas ces types de sols en France pour la période romaine, seulement pour la période grecque, à Marseille notamment où l’on est justement en pleine culture grecque.

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Pièce de réception (8a) avec sol peint.

© Alain Genot, MDAA/Inrap

Si ces techniques n’étaient pas adoptées en Gaule, on a dû certainement faire venir les artisans qui ont construit ces sols et ces murs. De même, dans le bassin de l’atrium, où s’est effondrée une partie de la toiture, nous avons trouvé des tuiles plates associées à des plaques décoratives dotées d’une petite gargouille formée d’une petite tête de chien dont les pattes encadrent une canalisation. Ce type de terres cuites architecturales est répandu en Italie, mais on ne connaît pas d’ateliers de production en Gaule pour cette période, ce qui invite à penser que l’on a probablement fait venir ces matériaux de construction d’Italie. Enfin, nous savons que dans le jardin de cette maison a été adopté le cyprès qui n’est pas une plante locale. Il s’agit même de l’attestation la plus ancienne de cyprès en France, lequel s’y est développé au cours de la romanisation. On a donc également dû faire venir ici des plantes pour créer un jardin à la romaine.

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Gargouille trouvée dans l'impluvium, tuile (plaque sima).

© Marie-Pierre Rothé, MDAA/Inrap

Toutes ces indications donnent l’impression d’avoir sous les yeux une sorte de « maison témoin » ou « maison type » à l’italienne que l’on donne à voir à la population d’Arelate, laquelle n’est pas encore une colonie, mais va le devenir, évoquant ainsi une sorte de « propagande » romaine.

S’agit-il d’une domus ou d’une villa ?

Marie-Pierre Rothé : Domus voudrait dire que nous sommes dans la ville romaine, alors que celle-ci n’est pas encore créée. La question se pose alors de savoir s’il s’agit d’une maison rurale de type villa, ou d’une maison qui fait partie d’un quartier de négociants, dans une petite agglomération déjà existante, sur la rive droite. Une autre fouille, réalisée à environ 400 mètres plus au nord, a révélé des amphores italiques Dressel 1, largement diffusées de 120 à 30 av. J.-C., mais qui n’ont pas été datées de manière approfondie. Il reste à reprendre cette étude pour savoir si ces niveaux d’occupation remontent aux années 70 av. J.-C., auquel cas nous serions dans le cadre d’un groupement d’habitation et d’une domus, et non d’une villa périurbaine. Des études en cours sur les graines, les pollens et les insectes, afin de restituer l’environnement naturel de cette maison, pourraient également être concluantes sur cette question.
 

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Arles (Bouches-du-Rhône), site de la Verrerie, maison de la Harpiste (Ier s. av. J.-C.), équipe de bénévoles fouillant un sol d'étage effondré en opus spicatum.

© Marie-Pierre Rothé, MDAA/Inrap


Pourquoi les enduits peints de cette maison sont-ils aussi bien conservés ?

Marie-Pierre Rothé : La fouille a été conçue comme un sondage de 100 m2, limité à la superficie où deux mosaïques avaient déjà été prélevées dans les années 80, soit environ le 10e de la maison, par rapport au plan type d’une maison romaine. Si l’on avait voulu étendre la surface de la fouille, il aurait fallu étendre la surface des niveaux plus récents et donc déposer toutes les mosaïques de la maison des années 200 qui restaient à fouiller. Le but était d’avoir une petite fenêtre d’observation sur les niveaux précoces. La surprise est que sous la maison des années 200, il y avait une maison des années 150, avec une mosaïque, et sous cette maison des années 150, une autre maison avec des sols à cabochons et encore une autre en dessous avec un autre sol. On construisait une maison, puis elle était brûlée, on évacuait les déchets et on reconstruisait des sols, les uns par-dessus les autres. Pour les périodes plus récentes, les remblais de destruction ont été évacués et ont disparu. Nous n’avons que les niveaux de sols superposés qui ont scellé la maison de la Harpiste qui a été détruite, mais qui, à la différence des maisons suivantes, a préservé ses remblais de destruction.

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Fouille de l'impluvium par une équipe de bénévoles. En arrière-plan, remblai en place contenant des éléments d'effondrement de la toiture, dont les gargouilles.

© Marie-Pierre Rothé, MDAA/Inrap

Nous avons aussi la chance que cette destruction et la reconstruction qui a suivi aient été relativement rapides et que ce remblai de destruction n’ait pas été exposé à l’usure et aux intempéries. Nous pensons que la maison de la Harpiste a été détruite volontairement et que les remblais de destruction, de 1,40 m d’épaisseur, ont été laissés en place intentionnellement, pour rehausser les niveaux et éviter les inondations et l’humidité, la maison se trouvant près de la nappe phréatique et à 250 m seulement du fleuve. Les personnes qui vivaient ici étaient très aisées et les coûts de construction ou de reconstruction d’une maison devaient peu grever leurs moyens.

Nous avons beaucoup d’informations sur l’élévation et le décor dans son ensemble. Si les enduits peints sont préservés in situ sur un mètre, c’est qu’il s’agit de la hauteur initiale des murs maçonnés. La maison comprenait, en partie basse, ces murs maçonnés en pierre liée à du mortier, assis sur de puissantes fondations, sur lesquels était élevé un mur en briques de terre crue. Nous en avons la preuve, car nous avons trouvé, sur l’un des murs, une assise de fragments d’amphores posée à plat. Elle marquait la transition entre le mur maçonné et l’élévation en briques de terre crue. En partie basse, le mur maçonné a conservé ses peintures, tandis que l’élévation en terre crue s’est effondrée dans le comblement de la maison avec ses parois peintes.

Pourriez-vous décrire la technique de la fresque utilisée pour ces décors ?

Julien Boislève : Fresque vient de l’italien a fresco, qui veut dire « dans le frais » : on peint sur un mortier encore frais. Un mortier est constitué de sable, de chaux et d’eau. Il forme un enduit que l’on étend sur le mur et sur la surface duquel l’artisan va poser une couche picturale, tandis qu’il est encore humide. Avec l’évaporation de l’eau, les hydroxydes de chaux migrent vers la surface et entraînent une carbonatation, une cristallisation au-dessus du pigment dès que ces éléments entrent en contact avec l’air : un voile de carbonate de chaux fixe et emprisonne le pigment. 

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La pièce VIIIb avant la dépose des parois peintes par les restaurateurs.

© Marie-Pierre Rothé, MDAA/Inrap

Quelles informations ces enduits peints nous donnent-ils sur l’architecture de cette maison ?

Julien Boislève : Comme les remontages permettent d’obtenir des plaques archéologiquement complètes du sol au plafond, nous connaissons les hauteurs des pièces du rez-de-chaussée et de l’étage, ce qui n’est pas fréquent en archéologie. Elles sont de trois mètres environ sur ces deux niveaux. Nous recueillons également des informations sur les ouvertures des pièces. Ainsi, dans ce qui a été une chambre ou une petite salle à manger donnant sur l’atrium (VIIIb), une porte s’élève jusqu’au plafond sans linteau ni retour, et à gauche de cette porte, on a pu replacer une fenêtre d’angle, dont le rôle était d’apporter un peu de lumière depuis l’atrium. Le revers des peintures confirme une construction en terre sur une majeure partie de la paroi au-dessus d’un soubassement en pierre. Les chevrons que l’on y voit témoignent de l’accrochage du mortier sur la terre.

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Arles (Bouches-du-Rhône), site de la Verrerie, maison de la Harpiste (Ier s. av. J.-C.), remblais de destruction avec effondrement d'une paroi peinte. Le revers de la paroi porte des traces des stries d’accrochage en chevrons, ainsi qu'une coloration rouge provoquée par un incendie.

© Marie-Pierre Rothé, MDAA/Inrap

Les plafonds sont plus difficiles à interpréter, car la peinture est appliquée non sur du mortier, mais sur un support de terre crue. La chance que l’on a est que ces plafonds se sont effondrés en grandes plaques, ce qui a permis d’observer qu’il y avait des décors bleu et rouge-vermillon très intenses. Toutefois, la terre étant crue, elle a fondu et il ne restait plus que la couche de pigment d’une épaisseur inférieure au millimètre, qu’il est impossible de prélever et que l’on ne peut qu’observer lors de la fouille fine.

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Arles (Bouches-du-Rhône), site de la Verrerie, maison de la Harpiste, revers et face d'un plafond peint en bleu égyptien avec encadrement rouge vermillon.

© Julien Boislève, Inrap/MDAA

Le décor de ces pièces était-il chargé ?

Julien Boislève : Il correspondait au goût de l’époque. Gardons à l’esprit que l’éclairage n’équivalait pas au nôtre, les ouvertures étaient plus petites, moins nombreuses. Une sorte de pénombre atténuait le décor, tel qu’on le voit aujourd’hui. Il y avait aussi peu de mobilier : quelques banquettes, quelques tables, quelques lits, des coffres, selon la fonction du lieu, mais pas de grandes armoires murales, de bibliothèques ou de meubles prenant de la place sur les murs. C’est justement le rôle de la peinture de meubler et d’aménager l’espace. Ceci est flagrant dans la pièce VIIIb, qui n’est qu’un grand rectangle, avec quatre murs, mais dont le décor, grâce à deux traitements différents, permet de créer une antichambre et une alcôve.


 

La harpiste appartient à un décor dit « mégalographique ». Où prenait place ce décor et avez-vous réussi à le reconstituer ?

Julien Boislève : La pièce voisine (VIIIa) est une salle centrale donnant sur l’atrium, bordée de part et d’autre par une petite pièce, dont la VIIIb que je viens d’évoquer. Ouverte sur l’atrium, cette salle ne compte que trois murs pleins. Son décor de sol est peint et les peintures murales témoignent de son importance et de son rôle d’apparat : une salle de réception, peut-être un triclinium. Une petite partie des peintures est restée en place, permettant, dès la fouille, une bonne lecture de la partie inférieure du décor de deuxième style pompéien : un podium d’environ un mètre de haut imitant un marbre jaune veiné de rouge, avec des moulures inférieures et supérieures, et, marquant l’amorce de la zone médiane, une petite bande d’un fond rouge vermillon, une série de colonnes avec bases à double tore et fût traité en imitation de marbre. Entre ces colonnes, on voit des piédestaux, des bases rectangulaires, avec un traitement en perspective sur un côté.

Les fragments associés à ces peintures en place ont révélé des personnages de grande dimension, d’où le terme de « mégalographie », qui prenaient place sur chacun des piédestaux. Ainsi, les murs de cette salle de réception étaient rythmés par des colonnes qui séparaient de grands panneaux rouge vermillon, sur chacun desquels était peint un personnage sur un piédestal. Nous avons pu replacer précisément la harpiste, compléter ses bords et caler un angle de mur qui nous indique où elle prenait place. Elle était bordée sur le mur de droite, d’une autre femme et dans le panneau suivant, d’un personnage masculin à peau foncée, un faune ou un satyre. Ce personnage est nu, il a un torse velu, des pattes et des sabots de bouc, des cornes et une barbichette : il est aisé de reconnaître le dieu Pan. Nous avons pu reconstituer d’autres personnages féminins, avec de grands vêtements violets, dont une femme avec un regard en coin effectuant un mouvement très acrobatique : elle a la tête complètement inclinée vers l’arrière et regarde un objet qu’elle tient dans sa main au-dessus de son visage, qui doit être un tambourin. Une autre femme, incomplète, tient deux longues tiges, probablement une flûte double ou tibiae. Ces femmes tiennent aussi parfois un thyrse, c’est-à-dire une grande lance feuillue qui est sans équivoque un symbole du monde bachique. Toutes ces femmes sont donc probablement les Ménades qui accompagnaient le cortège bachique et entraient en transe dans divers combats ou cérémonies.

Outre le dieu Pan, plusieurs personnages incomplets semblent nous renvoyer à des faunes ou des satires. Le haut d’un visage permet d’identifier le dieu Silène, le précepteur de Bacchus, grand sage et grand buveur, reconnaissable par son crâne chauve. Il manque le personnage principal, Bacchus, parce que l’essentiel du mur du fond, le mur principal a été récupéré dès l’Antiquité. Quelques fragments d’enduits peints provenant de ce mur montrent tout de même un vêtement vert qui pourrait être celui de Bacchus.

En quoi ce décor atteste-t-il une grande richesse ?  

Julien Boislève : À cette époque, les décors de deuxième style pompéien sont réservés à une élite. Il a donc fallu faire venir des artisans d’Italie pour le créer. On les retrouve dans les trois pièces fouillées et les deux pièces à l’étage. Ces décors sont riches aussi par les matériaux employés et notamment, par le rouge vermillon, pigment issu d’un minerai : le sulfure de mercure ou cinabre. Les textes anciens le mentionnent, notamment ceux de Vitruve qui rappelle son coût très élevé en raison de sa rareté. Les carrières connues de l’époque romaine sont celles d’Almadén, dans le sud de l’Espagne, dont l’exploitation était très encadrée. Les lots étaient traités sur place puis partaient directement à Rome. Le cinabre est présent sur plusieurs décors, notamment les grands fonds rouges sur lesquels se détachent les mégalographies, ce qui témoigne de moyens financiers considérables.

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Visage masculin se révélant lors de la fouille.

© Julien Boislève, Inrap/MDAA

Le cinabre est un pigment rouge orange qui diffuse une belle luminosité, mais présente l’inconvénient majeur, caractérisé par Vitruve dans son traité d’architecture, d’être sensible à la lumière et de noircir. Il se transforme en métacinabre et peut s’assombrir de manière radicale. Vitruve prend l’exemple de nouveaux riches, qui mettent du cinabre partout sur les murs de leur maison, sans harmonie, sans logique, y compris sur les murs de leurs façades devenus noirs au bout de 30 jours. Ce phénomène connu est assez prononcé à Arles. Le département de restauration du musée d’Arles a dû engager un travail sur ce noircissement du cinabre en vue de la présentation future des peintures en son sein. Pour l’instant, les solutions ne sont pas encore trouvées. Archéologiquement, cela nous apporte encore un indice : comme les Romains connaissaient ce phénomène de noircissement du cinabre, ils n’en ont pas mis n’importe où dans leur maison. Les pièces qui comportaient du cinabre sont peu ouvertes sur la lumière naturelle, sinon, nous aurions trouvé du cinabre noirci, ce qui n’était pas le cas lors de la fouille.

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Détail d’une petite frise d’Amours chasseurs en cours de recomposition.

 © Rémi Bénali / Inrap, MDAA


Où en est le projet de remontage du décor ?

Julien Boislève : Toutes périodes confondues, le site de la Verrerie compte 1 200 caisses de fragments, dont 800 qui appartiennent à la maison de la Harpiste. L’étude s’étale sur six années et, en 2023, nous terminons la documentation de l’ensemble mégalographique et nous avons commencé l’étude des décors de l’atrium. Il restera les lots annexes, moins importants en ce qui concerne le remontage, mais qui témoignent de décors issus des pièces voisines non explorées par la fouille. L’objectif à terme est ici l’installation de ces peintures dans le musée, alors que nous travaillons habituellement plutôt sur des collections qui partent en dépôt.

Marie-Pierre Rothé : Ces fresques exceptionnelles associées aux sols décorés et aux terres cuites architecturales sont destinés à prendre place à terme dans les collections permanentes du musée. Alors que les mosaïques représentaient à elles seules le décor des riches maisons arlésiennes, la présentation des peintures permettra d’aborder la question des décors muraux, jusqu’alors absents du circuit d’exposition.


La fouille de la maison de la harpiste a-t-elle une portée autre que archéologique? A-t-elle eu des à-côtés ?

Julien Boislève : la découverte de ces peintures à eu un retentissement considérable, en France et dans le monde. Au-delà du monde scientifique, Le grand public et tout particulièrement les Arlésiens se sont évidemment emparés de ces vestiges et ont montré un vif intérêt pour ce patrimoine unique. Si les actions de valorisation classiques (expositions, visites, conférences, documentaires…) ont rencontré un vif succès, ces décors remarquables ont aussi engendré de petits évènements et témoignages plus inattendus. Certains artistes locaux se sont ainsi saisi des images ou des récits dans la presse pour les transformer, l’un écrivant une histoire presque lyrique où il imagine qui pouvait bien être cette fameuse harpiste, l’autre réalisant des photos qui serviront à décorer l’une des chambres de l’hôtel Jules César. Mais l’expérience la plus marquante de ce point de vue demeure la résidence d’artiste dont a bénéficié la photographe Marguerite Bornhauser. Elle a donné naissance à la série Back to Dust qui, des années plus tard, fait l’objet de l’exposition « retour à la poussière », cet été au musée dans le cadre des Rencontres d’Arles. Ce prolongement de notre travail est stimulant et enthousiasmant car il fait revivre, sous d’autres formes, des œuvres bimillénaires que nous avons contribué, fragment après fragment, à faire renaître. C’est aussi une ouverture plaisante sur d’autres perspectives, vers d’autres horizons, bien loin de notre activité scientifique mais qui fait néanmoins sens et qui peut même nous conduire à interroger le sens de nos métiers et de nos pratiques.

Marie-Pierre Rothé : Effectivement la découverte de la maison de la Harpiste a généré de nombreux à-côtés. Des liens d’amitié se sont noués entre les bénévoles locaux qui se sont pleinement mobilisés pendant l’opération, en post-fouille et se retrouvent désormais en dehors de ce projet. Cette découverte est également une source d’inspiration auprès des arlésiens puisque lors du défilé lié à la récolte du riz un char a été créé reproduisant les fouilles de la Verrerie. Un slameur a également créé un poème en hommage à la Harpiste. Au sein du musée, des activité s de médiations ont été mises en œuvre :   le jeu photo-fouille réalisé avec l’Inrap, des ateliers pédagogiques sur les enduits peints, des visites thématiques... Enfin bien entendu il est une source d’inspiration pour des artistes et le travail de Marguerite, venue sur la fouille en 2016, en est une merveilleuse illustration. Elle offre un regard onirique et enchanteur sur notre objet d’étude nous détachant de l’intellect et nous rattachant ainsi à l’émotion.

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Exposition « Retour à la poussière » au musée départemental Arles antique.

© Marguerite Bornhauser