En archéologie, l’état de santé bucco-dentaire révèle des informations invisibles sur le reste du squelette. L’étude de la dentition d’Anne d’Alègre, dont le squelette a été retrouvé lors d’une fouille en 1988, a dû attendre plus de 30 ans pour bénéficier des outils d’analyse les plus performants et dévoiler enfin tous ses secrets. Une équipe pluridisciplinaire publie aujourd’hui ces résultats dans la revue internationale Journal of Archaeological Science : Reports.

Dernière modification
03 février 2023

La dentisterie moderne au service de l’archéologie

La parodontite, qui touche actuellement une personne sur cinq dans le monde, se caractérise notamment par la destruction des tissus soutenant les dents. Les images radiologiques par Cone Beam, une technique radiographique en 3D, montrent ici l’association d’une maladie parodontale et d’un traitement thérapeutique inapproprié voire dévastateur pour la patiente : le port d’une prothèse dentaire en ivoire remplaçant une incisive, soutenue sur les dents voisines par des fils d’or, ainsi qu’une ligature de contention sur les prémolaires.
Si l’objectif de ces soins était destiné à limiter les conséquences fonctionnelles et esthétiques de la perte de dents, son utilisation à long terme ainsi que les multiples resserrages nécessaires, ont entraîné l’instabilité des dents voisines porteuses. L’édentement observé sur le côté gauche de la mâchoire, conjugué à des usures dentaires, indiquent une telle prise en charge thérapeutique et la perte définitive des dents voisines dont une molaire.


 

Anne d’Alègre, témoin des guerres de religions à la fin du XVIIe siècle

La jeunesse d’Anne d’Alègre, aristocrate provinciale huguenote née vers 1565, se déroule entre l’Auvergne et la Normandie. Elle connaît une vie trépidante et mouvementée, connectée à la grande Histoire. Après un bref premier mariage avec Paul de Coligny, dernier comte de Laval, la voici veuve à 21 ans et mère d’un tout jeune enfant, François de Coligny dit Guy XX de Laval. Le pays est alors plongé dans sa huitième guerre de religion et les ultra-catholiques, menés par la famille des Guise et soutenus par le roi Henri III, sont très populaires, anti-huguenots et, plus prosaïquement, veulent accaparer les possessions du comte de Laval. Anne cache alors son fils mais ses biens et sa tutelle lui sont confisqués par le roi de France.

Treize années plus tard, alors qu’elle retrouve la jouissance de sa fortune, Anne d’Alègre se remarie avec Guillaume IV d’Hautemer, gouverneur de Normandie et de plus de 30 ans son aîné. Son fils, qui s’est entre-temps converti au catholicisme, part en croisade mais décède prématurément en Hongrie en 1605, à l’âge de 20 ans. Ses obsèques ne seront célébrées qu’en 1609, après trois ans de conflits entre catholiques et protestants autour de sa dépouille. Le douaire d’Anne d’Alègre est très réduit, la plupart des possessions des Laval lui échappant encore une fois.

Anne d'Alègre 1

Reconstitution du sourire d'Anne d'Alègre.

© Le Chronographe, Nantes Métropole, 2019

De nouveau veuve à seulement 43 ans, les bruits d’un troisième mariage amusent alors le Tout-Paris. Organisatrice de réunions mondaines et à l’affût des modes nouvelles et luxueuses, Anne d’Alègre est décrite comme l’une des premières « à rouler carrosse » pour se rendre au prêche le dimanche. Au cours de l’hiver 1618-1619, elle tombe malade et décède à Paris à 54 ans. Dans la chapelle du château de Laval, cette huguenote est inhumée à l’écart des autres comtes. Les squelettes d’Anne d’Alègre et de son fils Guy XX sont aujourd’hui conservés au musée des Sciences de Laval.

 

Les soins comme marqueur social

Dans l’article paru dans Journal of Archaeological Science: Reports, archéologues et médecins montrent, à partir de l’étude des dents, les conséquences fonctionnelles de l’important stress qu’a subi Anne d’Alègre au cours de sa vie comme les longues périodes de veuvages, sa présence au cœur des dangereux conflits politiques entre protestants et catholiques et la perte prématurée de son fils unique.
Les chercheurs font l'hypothèse que l’objectif du traitement était thérapeutique, esthétique et surtout social. Ainsi l’étude montre l’importance de garder une apparence soignée pour les femmes aristocrates. Ces dernières sont en effet soumises à de fortes contraintes dans une société patriarcale où on les cantonne volontiers à la sphère privée : mariage et maternité. Elles sont essentiellement appréciées pour leurs bonnes mœurs, leur fortune et leur beauté selon les canons de l'époque. L’apparence de la personne est ainsi un élément social essentiel. Ambroise Paré, médecin du Roi et contemporain d’Anne d’Alègre, note d’ailleurs que si le malade est édenté et défiguré, son discours devient également dépravé. On comprend mieux alors pourquoi il était capital pour Anne d’Alègre de reconstruire son apparence par la pose d’une prothèse malgré des conséquences dévastatrices. L’étude de la dentition permet ainsi d’accéder à des paramètres intimes de la vie d’un individu.


Une recherche issue du programme Actions Marie Sklodowska-Curie (AMSC) pour le projet « Archaeology, Inequalities and Diet: Archaeology assisted by stable isotopes » (AIDE)

En tant qu’institut de recherche, l’Inrap répond à des appels à projet de la Commission européenne et participe ainsi à la dynamique de l’Espace européen de la Recherche. Dans le cadre du programme Actions Marie Sklodowska-Curie (AMSC) du pilier Excellence scientifique d’Horizon 2020, une bourse de mobilité a été remportée par Rozenn Colleter, archéo-anthropologue à l’Inrap et chercheure associée à l’UMR 5288 du CNRS, pour son projet AIDE (Archaeology, Inequalities and Diet: Archaeology assisted by stable isotopes). Grâce à cette bourse, elle a pu se former et approfondir ses recherches, centrées sur les inégalités sociales et leurs répercussions biologiques, au département d’archéologie de l’université Simon Fraser (Vancouver, Canada).

couverture.png

Rozenn Colleter, Antoine Galibourg, Jérôme Tréguier, Mikaël Guiavarc’h, Éric Mare, Pierre-Jean Rigaud, Florent Destruhaut, Norbert Telmon, Delphine Maret (2023) Dental Care of Anne d’Alègre (1565-1619, Laval, France). Between Therapeutic Reason and Aesthetic Evidence, the Place of the Social and the Medical in the Care in Modern Period. JAS: Reports.